Mais d'où venaient donc ces insectes grimpant sur cette adolescente immobilisée par la panique ? Pourquoi tentaient-ils de la dévorer ?

Camille s'entendit hurler, alors qu'elle ouvrait les yeux en sursaut.

Il y avait longtemps qu'aucun cauchemar n'avait envahi ses nuits.

Son réveil indiquait qu'il était 05H47. Dans moins d'une heure et quart, il lui ordonnerait de se lever et de se préparer : elle devait se rendre à l'université, où elle suivait un cursus en psychologie.

 

Des souvenirs refirent surface.

Son adolescence avait rimé avec errance et différence, se résumant à une traversée hostile et inhospitalière. Camille avait dû apprendre à se défendre contre ses égarements et ses souffrances. Durant ses années de lycée, elle avait continué à se protéger.

Dès son entrée à l'université, elle avait tenté de s'affranchir de ses semblables et de leurs critiques. 

Ses deux parents l'avaient soutenue de leur mieux. Ils le feraient encore. Ils avaient pris les décisions qu’ils pensaient être les meilleures pour elle. Ses amis aussi l'avaient aidée et seraient toujours présents. Évidemment.

Mais il avait fallu davantage à Camille. Elle avait développé sa force et son courage. Elle avait acquis une bonne aptitude à la résilience, et savait à présent faire preuve d'une opiniâtreté infaillible.

 

Une sonnerie la fit sursauter : son réveil la rappelait à l'ordre.

Elle lui obéit, se dégageant à contrecœur de sa couette et de ses draps verts pastel.

 

« Vous devez faire les choses que vous vous croyez incapable de faire. » (Eleanor Roosevelt)

« Il faut toujours faire ce que l'on ne croit pas pouvoir faire. » (Eleanor Roosevelt)

Camille avait affiché ces citations au-dessus de sa tête de lit, et en avait fait ses vérités générales. Elle les lisait presque tous les matins en se levant, et les relisait presque tous les soirs en se couchant.

Elle se rappelait de ces maximes pour éviter au découragement de devenir trop présent. Elle les récitait dès que la lassitude arrivait, et les regardait si un projet lui paraissait difficile à mener.

Elle vivait avec ce qu'elle appelait ses impératifs catégoriques : ils l'avaient accompagnée, laissant s'enfuir ses peurs.

Ce matin, Camille n'avait pas échappé à ce rituel.

 

Choisissant ses vêtements avant d'aller se doucher, elle effleura des yeux une photo d'elle enfant, accrochée à côté des deux phrases à l'un des murs beiges de sa chambre.

D'autres instants de son passé revinrent jusqu'à elle. Grâce à sa famille ou ses amis, certains étaient tendres.

 

Camille avait été élevée comme une fille. Elle n'avait pas eu de difficulté à s'identifier aux normes associées au genre féminin.

Mais des hésitations s'étaient imposées avec la puberté, amenées par l'absence de règles puis la pose du diagnostic : un syndrome d'insensibilité aux androgènes. Camille avait alors occasionnellement joué sur les ambiguïtés, peut-être aussi pour susciter intérêt et réflexion. Elle s’interrogeait.

 

Camille acceptait dorénavant d'être intersexuée. 

Elle avait parfois pu être ébranlée, mais commençait à s'approprier cet état.

Elle repensa à ses douloureuses opérations : un sexe biologique avait dû lui être attribué de façon claire.

 

L'étudiante en psychologie ne restait pas accablée pour autant : elle connaissait des histoires de rejet plus violentes que la sienne.

Elle savait l'importance que prenait l'identité sexuée dans sa dimension sociale : non conforme aux attentes environnantes, elle pouvait inspirer des réactions extrêmes. Camille connaissait également la répulsion que pouvait provoquer l'intersexuation, alors qu’elle prenait des formes diverses.

Biologiquement, culturellement et socialement, on était soit garçon soit fille, avec les attributs biologiques et genrés associés à ce statut. Il y avait peu de place pour des choix différents, et il restait compliqué de sortir de ce cadre.

Être une fille signifiait encore pour certains le calme, la douceur, une aptitude à écouter ou à s'exprimer aisément, des cheveux longs et des robes. Les filles turbulentes étaient moins tolérées. Si les voix contre ces stéréotypes se faisaient mieux entendre désormais, il restait plus aisé de leur correspondre.

Ces injonctions se faisaient plus discrètes, devenaient inconscientes ou diffuses, mais restaient présentes.

 

Camille vit une enveloppe posée sur la table de la cuisine sur laquelle elle prenait son petit déjeuner.

Zoé avait écrit son adresse au dos, y avait glissé une lettre, et la lui avait envoyée voilà cinq jours.

 

Les deux amies avaient fait connaissance grâce à l'association. Camille l'avait conseillée et écoutée.

Inscrite en première année de licence de droit, Zoé s'était longtemps conformée aux attentes de son entourage : s'y contraindre lui avait semblé plus simple. En réalité, elle restait perdue entre les pronoms « elle » et « il ».

Son adolescence avait laissé éclore une tumultueuse quête d'identité, jamais achevée. Elle avait enduré moqueries et harcèlement.

Depuis un ou deux mois, cependant, Zoé paraissait évoluer : la jeune femme disait vouloir enfin accepter la possibilité de n'être ni femme ni homme.

 

Mais la réalité ne ressemblait pas à ce masque. Zoé se décrivait dans son courrier comme dépouillée de la plus minuscule flamme de vie. Ses forces s'étaient vidées. L'agression qu'elle venait de subir l'avait achevée.

Elle avait tenu la promesse écrite dans son message, et avait laissé un train lui rouler dessus après s'être jetée sur des rails.

Depuis l'enterrement de Zoé, Camille restait abattue, affectée, et désemparée. La place que son amie tenait dans son quotidien demeurait vide.

 

Son regard se posa sur une photo de famille aimantée à son réfrigérateur, et s'attarda sur un calendrier : le lendemain, accompagnée d'un autre bénévole, elle accueillerait deux jeunes personnes dans l'association. Ils souhaitaient leur soutien, désiraient être entourés. Ils aspiraient à ne plus ressentir la sensation d'anormalité qu'on pouvait leur renvoyer.

A en croire leur mail, ils amenaient avec eux une abondance de projets et d'initiatives : ils étaient la promesse d'une bouffée d'oxygène.

 

Alors qu'elle se hâtait de sortir de chez elle, l'énergie du désespoir revint à Camille. Elle connaissait cette sensation, et la maîtrisait de mieux en mieux.

 

Tout en marchant en direction de l'université, elle prit deux décisions.

Elle s’y résolut pour elle-même, pour Zoé, et pour tous leurs semblables.

 

Camille demanderait tout d'abord un rendez-vous avec son Professeur, à l'université. Elle voulait rencontrer celui-là même qui (lors d'un de ses cours) avait parlé de recherches en psychologie, de Doctorat.

Les recherches sur l'identité de genre ou sur l'intersexuation se développaient. Camille souhaitait travailler sur un de ces sujets : elle préparerait donc un premier projet, puis le présenterait. Son mémoire de Master lui-même portait d'ailleurs sur le thème de l'identité de genre.

A bien y réfléchir, le choix de son cursus universitaire n'était pas si hasardeux...

 

Camille avait un second souhait : candidater à ce tremplin musical dont elle venait de voir l'annonce une dizaine de jours auparavant. Elle ne laisserait pas s'envoler sa volonté déterminée d'y participer.

Elle aimait chanter, avait pris des cours de chant, et pratiquait même la guitare.

Elle braverait les yeux qui s'efforceraient d'observer son apparence, ses attitudes, ses vêtements, ou son physique. Elle défierait les oreilles tendues qui chercheraient à écouter sa voix comme son interprétation. Elle affronterait les jugements.

Elle serait comme nue, mais elle s'efforcerait de s'en détacher. Avec le temps, peut-être, elle tâcherait même de s'en amuser.

 

Telles seraient ces premières contributions pour assumer ouvertement ce qu'elle était, et telle qu'elle envisageait d’être acceptée.

 

Portée par les ailes de ses résolutions, Camille arriva devant l'entrée de la faculté de psychologie.

La vue des murs, des amphithéâtres, des couloirs décupla son énergie.

Cette faculté serait un des lieux de ses bataille.

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