« L'apparition de la "vie" … a résulté d'un grand nombre de bifurcations … chacune de ces bifurcations s'est produite alors que de nombreuses autres étaient possibles ». 

Albert Jacquard, La science à l'usage des non-scientifiques, 2003

 

 

« Et voilà maintenant que tu recommences !» Ainsi avait commencé notre dispute ce matin, alors que je suggérais vivement à mon compagnon de convenir d’un rendez-vous pour quelques examens de santé routiniers à nos âges.

J'avais effectivement déjà beaucoup insisté l'été dernier. Il avait alors justement souligné que j'avais une peur exagérée de la maladie.

J’avais encore très mal dormi cette nuit. Gaël, mon fils, venait ajouter à mes autres petits tracas sa décision de partir deux mois en Inde avec des amis, souhaitant y mener avec eux un projet humanitaire. Cela m'apparaissait risqué mais lui semblait fantastique.

 

Je risquais à présent d'être en retard au travail.

Bientôt arrivée, je m’apprêtais à traverser la rue en tentant de me concentrer sur les voitures qui y défilaient.

Puis plus rien …

 

Je me trouvais d’un seul coup dans un environnement inconnu. Et je me souvins : un repas chez mes parents alors que je venais d'obtenir mes diplômes. Mais n'était-ce pas il y a plus de 25 ans ? Etais-je donc partie en voyage dans mon passé ? Ou étais-je seulement en train de rêver ?

J’espérais à cette époque qu'une fois l'université terminée, mes années à l'université de droit me mèneraient vers un avenir professionnel sans encombre.

J'avais vaguement pensé à m’inscrire en histoire, mais avais vite étouffé ces envies. Pourtant, les civilisations antiques et la préhistoire me fascinaient déjà dans mon enfance : avec émerveillement, je regardais les photos des temples mayas ou j’écoutais l’histoire des égyptiens…

Que serais-je donc devenue si j'avais suivi cette voie ?

 

Puis je me souvins d’une discussion avec une amie…

« J'ai besoin de partir : j’ai accepté la proposition de poste à Fort-de-France. Ce n’est que pour un an, Arthur n’a que trois ans, le contrat de mon mari vient de se terminer, et il est d'accord pour que nous partions.

_ Comme je t’admire ! »

Je rentrais alors chez moi avec un sentiment vague et confus d’inaccompli. Elles rôdaient autour de moi, ces troubles impressions. Elles restaient indéfinissables. Pourquoi n'avais-je pas ce courage de partir moi aussi ? Avais-je eu des opportunités que je n’avais pas saisi ? Ne m'étais-je pas trompée dans mes choix ?

 

Et la danse… Je ne pouvais l'oublier. Elle était mon exutoire, mon évasion, mon échappée, mon indispensable. J'avais commencé très jeune, je m'étais vite révélée très douée, et elle avait rapidement pris beaucoup d'espace. Je revivais à présent cette période où je préparais une importante représentation. Je venais de gagner un concours et d'obtenir mes diplômes de droit. Je revoyais Hugo, notre chorégraphe. Je sentais à nouveau son regard perfectionniste nous scrutant à tour de rôle.

Et maintenant, vite… Dire quelque chose, et d'intéressant si possible… Non : je n'arrivais pas à parler… Je n'allais pas tenter d'être inventive…

« Excusez-moi … Pourriez-vous s’il vous plait me donner un verre d’eau ? …  J’ai vraiment apprécié de travailler avec vous cette année… » Peu de temps après ma représentation si redoutée, ces deux phrases ont suffi à le retenir près de moi ! « Sophie, je vous propose de discuter de tout cela devant un café, un de ces prochains jours ! … » : voilà ce qu'a fini par me proposer Hugo.

Ne pas rougir… Partir le plus dignement possible…

 

Puis c'est de ce rêve fait une nuit, à cette même époque, dont je me rappelle maintenant.

J'y avais finalement accepté un poste de juriste à Lyon. Le contrat était de six mois seulement, et risquait de n'être renouvelé qu'une seule fois. Mais tout cela était quand même fantastique, car je travaillerai durant une année : ce serai de nouvelles compétences que je pourrai acquérir. Et que de choses pourrait-il se passer, en une année ! Mes doutes furent étouffés, mes craintes écrasées. Je pouvais avancer. Mon choix c'était avéré être le bon : mon poste fut pérennisé.

 

Voilà maintenant que je me réveille dans une chambre d’hôpital, posant mon premier regard sur eux : mon fils Gaël et son père Hugo se tenant à ses côtés. Mon enfant et mon compagnon. Je les aime infiniment.

J’avais fait un malaise apparemment sans gravité : je rentrerai chez moi dès le lendemain.

 

Ainsi se referme une brèche ouverte pour me rappeler que chaque décision appelle une infinité de futurs à rêver : notre avenir est un fourmillement de révélations inattendues.

Et pourquoi n'existeraient-ils pas autant de mondes parallèles que de choix qui se sont présentés aux détours de nos vies ?

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